
« Baumgartner », de Paul Auster, traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud/Leméac, 208 p., 21,80 €, numérique 16 €.
La magie de la première phrase, des premiers paragraphes… Auster en est décidément l’un des maîtres. En quelques mots, il plonge le lecteur dans le grand bain du récit, et formule déjà une ou plusieurs énigmes qui seront – peut-être – résolues à la fin du texte. Ainsi du début de Baumgartner, son nouveau roman. Baumgartner y est saisi stylo en main, « assis dans la pièce du premier étage qu’il désigne parfois comme son bureau, son cogitorium ou son trou ». Qui est cet homme ? Serait-il un double d’Auster, comme le laissent supposer le stylo d’écrivain et ce « cogitorium » qui évoque un opus précédent, Dans le scriptorium (Actes Sud, 2007) ? Quand va-t-il sortir de son trou ?
Il ne faut pas dix lignes pour que tout se mette en mouvement. Et comment ! Soudain, le vieux Baumgartner lâche l’essai qu’il rédigeait sur Kierkegaard, descend récupérer un livre au salon, découvre qu’une casserole achève de se calciner à la cuisine, se brûle la main, va néanmoins ouvrir à une livreuse dont il est amoureux puis à un releveur de compteur charmant mais cruellement inexpérimenté, dégringole dans l’escalier de la cave, lance un nouveau cri de douleur et s’écrase au sol en concluant, après que mille pensées désordonnées ont rebondi dans sa tête : « Au moins, je ne suis pas mort. J’imagine que ce n’est pas négligeable. » Des pages tourbillonnantes où la théologie danoise débouche à l’improviste sur des cascades burlesques.
Un premier effondrement
Paul Auster, cependant, n’est ni Buster Keaton ni Pierre Richard. Son art de la narration fait de Baumgartner une fiction austérienne en diable, où le lecteur accroché par ce démarrage en fanfare est amené à démêler quelques fils plus sombres subtilement enchevêtrés. Un magnifique roman, poignant et drôle à la fois, sur la mémoire, l’amour, la vieillesse, le deuil et la reconstruction. L’écrivain new-yorkais de 77 ans y a mis le point final alors qu’il commençait lui-même à souffrir de fièvres mystérieuses – un cancer violent, en réalité. « Ma santé est trop fragile : ce sera sans doute le dernier livre que j’aurai écrit », a-t-il confié au Guardian en novembre.
L’histoire a souvent lieu deux fois, « la première comme une grande tragédie, la seconde comme une farce », disait Karl Marx dans une formule célèbre. Les cris et la chute de Seymour Tecumseh Baumgartner au fond de sa cave forment ici l’écho bouffon d’un premier effondrement, dix ans plus tôt : la mort brutale de sa femme adorée, Anna Blume – le nom, déjà, d’un des premiers personnages d’Auster, dans les années 1980. Depuis, l’universitaire a tenté de surnager, fait semblant d’aller bien, vaille que vaille. Mais, en contemplant sa casserole noircie, ce jour-là, il se rend compte qu’il a « tout foiré » en refusant la douleur. « Vivre, c’est éprouver de la douleur », philosophe-t-il un peu tard.
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