Dans le val Maira, il faut user de détours, quitter la nationale pour emprunter les petites routes tortueuses et spectaculaires menant aux villages perdus de ce bout du monde situé dans le Piémont, en Italie. Un monde inattendu, préservé et sauvage, à la frontière de l’Hexagone, sans accès routier ni station de ski – contrairement aux vallées voisines –, où l’on parle parfois encore aujourd’hui l’occitan et le français au sein des familles.
De grandes maisons en pierre et aux toits de lauze témoignent d’une époque récente où l’on cultivait et vivait de la terre dans cette vallée occitane alors très peuplée de la province de Coni. La grande vague de migration de la fin du XIXe siècle vit partir femmes, hommes et enfants par le col de Mary pour rejoindre Grenoble ou Nice dans l’espoir d’y trouver du travail. Qui ne se souvient pas ici de l’un des siens « loué » à des bergers sur le marché de Barcelonnette, de l’autre côté de la crête frontière, dans la vallée de l’Ubaye ?
C’est l’histoire familiale de Fulvia Girardi, l’accompagnatrice en montagne qui nous conduit sur les chemins du val Maira : « Mon père était “loué” tous les étés à un berger de Stroppo pour garder les vaches. Il était issu d’une famille de onze enfants et racontait qu’il mangeait mieux là-bas. » Ou celle d’Ellena Mariuccia, originaire de Reinero, un hameau isolé : « Mes cousins franchissaient le col de Mary tous les hivers pour venir travailler en France », se souvient celle dont le père s’est fait arracher les dents pour ne pas combattre lors de la seconde guerre mondiale.
Gianti Costanzo Orazio, lui, est de Dronier, le bourg à l’entrée de la vallée. Il est parti à 17 ans travailler en Alsace, c’était en 1948 : « Mes parents avaient des terres, mais il n’y avait plus rien ici, tout était démoli. Je me suis marié à 20 ans, et je suis resté en France. » En ce mois d’avril, toute la famille est réunie autour de la table de l’osteria Ca’Bianca à Roquebrune, réputée pour ses acciughe (anchois), l’une des spécialités du val Maira. Un commerce qui remonte au temps où les hommes de la vallée échangeaient avec les pêcheurs de la côte la toile de chanvre tissée par les femmes contre des barils d’anchois en saumure.
Ces récits poignants, on les retrouve dans le livre de Nuto Revelli, Le Monde des vaincus (Maspero, 1980). Originaire de Coni, la capitale de la province, cet écrivain héros de la Résistance rejoint, en 1943, les partisans en lutte contre les fascistes et les nazis. Sur les murs de Dronier, de petites plaques en marbre mentionnent le nom de ces résistants fusillés par les « nazifascisti ». C’est aussi ici qu’il faut traverser le pont du Diable, avec ses crénelures dentelées et ses arches romanes pour deviner, au loin, le mont Chersogno (3 026 mètres).
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