
Il est 11 heures et 39 minutes, le 12 novembre 2023, quand la dernière source d’images en direct de la bande de Gaza s’éteint : le flux vidéo de l’Agence France-Presse (AFP) s’interrompt au moment où l’armée israélienne donne l’assaut. Cet arrêt des transmissions, dû au fait que les employés de l’AFP ne peuvent plus accéder à leurs bureaux et s’assurer du bon fonctionnement du dispositif vidéo, est aussi le résultat d’une politique de black-out israélienne délibérée.
Selon une enquête menée par un réseau de 13 médias internationaux, dont Le Monde, et coordonnée par Forbidden Stories, l’armée israélienne s’est livrée, depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, à une destruction systématique des infrastructures médiatiques de la bande de Gaza. L’objectif non dit consiste à limiter au maximum le flux d’images et d’informations sortant du territoire et à réduire, dans le même temps, la pression s’exerçant sur l’état-major israélien. Selon Irene Khan, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, « lorsqu’il existe une forte probabilité qu’un crime de guerre soit commis, il est évident que la diffusion en direct devient une preuve essentielle ».
Le « Projet Gaza », une enquête internationale
Pendant plus de quatre mois, le collectif Forbidden Stories a coordonné une enquête impliquant cinquante journalistes de treize médias internationaux, dont Le Monde, pour documenter comment les forces israéliennes prennent pour cible les journalistes depuis le début de leur offensive à Gaza. Mobilisant plus de 120 témoins, des expertises balistiques, des images par satellite, des vidéos, le consortium de ce « Projet Gaza » a analysé plus de cent cas de journalistes et employés des médias tués lors de bombardements ou par des frappes de drones, chez eux, dans la rue ou en reportage. Bien qu’Israël démente formellement s’en prendre intentionnellement à des reporters, l’enquête a dénombré, dans la bande de Gaza, en Cisjordanie et dans le sud du Liban, au moins quatorze journalistes et employés des médias tués ou blessés alors qu’ils portaient un gilet « presse » parfaitement identifiable.
Les rares médias présents dans l’enclave avant la guerre avaient élu domicile dans les immeubles les plus élevés. L’AFP occupe les trois derniers étages de la tour Hajji, dans le quartier de Rimal de la ville de Gaza. Le 13 octobre 2023, l’armée israélienne ordonne à un million de personnes d’évacuer le nord de la bande de Gaza. En pleine nuit, les huit employés de l’AFP – des Gazaouis travaillant pour l’agence depuis des années – doivent abandonner la tour. Avant de partir, ils installent une caméra au onzième étage. Alimentée par des panneaux solaires, elle diffuse en continu des images de la ville, scrutées et reprises par les médias internationaux. Un membre de l’agence passe de temps à autre s’assurer de son fonctionnement.
Coordonnées pourtant transmises à Tel-Aviv
Le 2 novembre 2023, une première explosion secoue l’immeuble à 11 h 55. Trois autres suivront, détruisant notamment la pièce qui contient les serveurs informatiques. L’analyse menée par la cellule enquête vidéo du Monde et le média d’investigation allemand Paper Trail Media a permis de localiser l’origine des tirs et leurs auteurs : des chars israéliens positionnés à 3 kilomètres de l’immeuble avec une vue et une ligne de tir dégagées. Ces conclusions sont partagées par plusieurs experts en armement, ainsi que par Earshot, une organisation spécialisée dans l’analyse audio. Les coordonnées du bâtiment avaient pourtant été transmises à Tel-Aviv à plusieurs reprises.
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