Ce dimanche 7 juillet, une foule est massée sur le trottoir au niveau du 6, rue Sorbier, à Paris. Venue en partie du quartier, la clientèle du café n’est pas uniquement composée d’habitués. « L’attente est encore plus insoutenable qu’une séance de pénaltys », lance le comédien Stephen Butel au metteur en scène Eric Didry, venu avec une bande d’artistes de théâtre qui résident dans ce coin ombragé de Ménilmontant. Une télévision est tournée vers la terrasse, où la foule se masse. Les résultats du second tour des élections législatives sont attendus avec anxiété dans ce bar-restaurant très marqué à gauche. L’extrême droite semble aux portes du pouvoir. Le compte à rebours a commencé. Hossein Sadeghi, le patron du Lieu-Dit, filme la scène derrière l’écran de télé. Le spectacle est en effet autant sur les visages rivés aux projections en sièges à l’Assemblée nationale que sur le plateau de l’émission de France 2.
Les résultats sont annoncés dans un gigantesque brouhaha. La rue explose de joie, avec une forme d’incrédulité. Des rires, des larmes et un sentiment d’immense soulagement envahissent le restaurant. Au rythme des syllabes, la foule tape dans ses mains et entonne le chant de ralliement des antifas, « Siamo tutti antifascisti ! » (« nous sommes tous antifascistes » en italien), scandé toute la semaine durant par de jeunes militants rassemblés place de la République. Hossein Sadeghi exulte : « C’est une émotion dont la densité est comparable à la victoire de Mitterrand en 1981 ! » En 2004, il a conçu cet endroit comme un lieu de résistance aux conservatismes et un refuge pour tous les progressismes. Le Lieu-Dit, « c’est le projet d’une vie », dit-il. La sienne a commencé en Iran, dont il a fui la Révolution islamique au début des années 1980, aussi réfractaire à la répression du chah qu’à la tyrannie des mollahs. Une expérience qui l’a vacciné « contre tous les sectarismes, d’où qu’ils viennent ».
Le Lieu-Dit se veut ainsi, dans son champ, un lieu ouvert à toutes les composantes de la gauche critique : les libertaires et anarchistes, que peut incarner le politiste Francis Dupuis-Déri, les intellectuels révolutionnaires, comme l’économiste Frédéric Lordon, les écologistes écoutés de la social-démocratie, tel le philosophe Pierre Charbonnier… Il était encore possible de croiser au comptoir du bar, il y a quelques années, l’ancien ministre communiste Jack Ralite (1928-2017), féru de culture et de littérature, ou le sociologue marxiste américain Erik Olin Wright (1947-2019), professeur à l’université du Wisconsin, à Madison, qui a développé l’idée d’une « transformation interstitielle » du capitalisme par le biais d’initiatives citoyennes alternatives, se logeant dans les anfractuosités du système. Le Lieu-Dit n’est pas une ZAD ni un écolieu autogéré. C’est même tout le contraire : un commerce privé, avec un patron et des employés. Mais, à sa manière, il est aussi un interstice où s’imaginent des utopies réelles.
Il vous reste 61.2% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.