Des volutes de vapeur s’élèvent au-dessus de la jungle. Elles se dissipent quand le jour se lève, laissant apparaître un horizon dense et verdoyant : les confins du Darien, la province la plus pauvre du Panama, située dans l’extrême sud du pays. A la frontière avec la Colombie, elle forme un tronçon de plus de 5 000 kilomètres carrés de marécages et de montagnes – seul endroit où s’interrompt la route panaméricaine qui parcourt les Amériques, de l’Alaska jusqu’à la Patagonie. La jungle du Darien est aussi l’unique point de jonction entre l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale. En cette matinée de mars, un millier de personnes s’extirpent de la forêt tropicale, exténuées par une marche de plusieurs jours, par le manque d’eau et de nourriture.
Elles sont attendues par des Embera (peuple amérindien) qui les conduiront en pirogue, par groupes de quinze, à Bajo Chiquito, situé à quelques kilomètres plus au nord, sur les rives de la rivière Tuquesa. Les passagers sont harassés, mais momentanément tirés d’affaires. Ils ont franchi ce que certains qualifient de « première frontière » des Etats-Unis. Et pourront poursuivre leur « rêve américain » – objectif de 95 % de ces migrants, selon des entretiens réalisés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), présente au Panama.
« La traversée a été terrible ! », raconte Luis Medina, un Vénézuélien de 21 ans. Il décrit les fossés détrempés, les pentes boueuses, les racines faucheuses, les rochers tranchants, la crue violente des rivières. Une Haïtienne tente de descendre d’une pirogue. Chela Alexandre, 34 ans, a la cheville enflée, et elle ne parvient pas à poser son pied sur le sol. Son bébé, qu’elle porte à bout de bras, n’a presque rien mangé depuis quatre jours. Sa peau desséchée et granuleuse témoigne des agressions du soleil et des plantes tropicales. « C’est une chose de raconter le Darien, c’en est une autre de le vivre, confie Luis Mantilla, un Vénézuélien de 54 ans qui a marché pendant trois jours. J’ai mis mon sort entre les mains de Dieu. »
« Baromètre des crises mondiales »
En 2023, un demi-million de migrants ont traversé le Darien, alors qu’ils étaient à peine plus de 500 en 2010, environ 3 000 il y a dix ans, et moins de 250 000 en 2022. Les chiffres du premier trimestre dépassent déjà ceux de 2023 à la même époque. Une augmentation qui s’explique par l’effet conjugué de crises économiques et politiques dans les pays d’origine et d’un remodelage des voies migratoires. « Les pressions américaines ont conduit les Etats d’Amérique centrale à exiger un visa d’entrée sur leur territoire, poussant les gens à emprunter une route plus longue », analyse Bram Ebus, consultant en migration auprès de l’International Crisis Group.
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