
Trente-cinq ans, c’est tard pour devenir une superstar. Surtout dans le rock, musique vouant un culte à la jeunesse avec son panthéon d’idoles mortes à vingt-sept printemps. L’explication de cette anomalie est simple : avant que le succès massif advienne avec l’album Born in the USA, sorti en juin 1984, le parcours de Bruce Springsteen a été accidenté. Comme une illustration du principal leitmotiv de ses chansons : idéalisme et enthousiasme ne cessent de se heurter à la distance entre rêves et réalité. Heureusement, le dépit laisse (pas toujours) l’espoir d’une renaissance.
Dans son œuvre, les albums dont les titres débutent par « Born » – Born to Run, en 1975, et Born in the USA – indiquent deux bornes kilométriques sur une route vers la gloire qui n’est pas rectiligne. Le point de départ est le New Jersey, petit Etat densément peuplé périphérique de New York. Springsteen naît à Long Branch, le 23 septembre 1949, et grandit à Freehold dans un milieu modeste – mère secrétaire, père, entre autres, chauffeur de bus. Et catholique, ce qui va s’entendre dans des textes au déterminisme d’airain. Selon une formulation qu’il a répétée, ils n’échappent pas à l’implacable mécanique « damnation, rédemption, transcendance et disgrâce ».
L’enfant Bruce a été aussi converti à une autre religion depuis qu’il a découvert le jeu de jambes et les mouvements de bassin d’Elvis Presley (1935-1977) lors de l’émission télévisée « Ed Sullivan Show » en 1956. Une de ses plus anciennes chansons s’intitule If I Was the Priest (« Si j’étais le prêtre »), mais son credo devient le rock’n’roll et le Jersey Shore sa paroisse. Une quarantaine de localités balnéaires étirent leurs promenades sur l’océan Atlantique, avec des fêtes foraines et des parcs d’attractions. Parmi elles, Atlantic City, le Las Vegas de la Côte est, et surtout Asbury Park, dont la réputation va reposer sur ses groupes de bars.
Un « nouveau Dylan »
Le jeune Springsteen est tôt confronté à un dilemme. Le guitariste souhaite se fondre dans cette communauté désirée que serait un groupe de rock. Au milieu des années 1960, ce sera The Castiles, une des innombrables émanations du garage rock, la réplique américaine aux Beatles, Stones et autres cadors de la « British Invasion ». Suivront le power trio Earth, Steel Mill, Dr Zoom & The Sonic Boom, The Sundance Blues Band…
Seulement, il y a aussi un auteur-compositeur en pleine croissance qui va devoir assumer que le premier rôle lui revienne. Ce qui n’a pas échappé à un obscur manageur et producteur rencontré en 1971. Mike Appel est plein de cet aplomb qui fait défaut à Springsteen. N’est-il pas parvenu à lui décrocher une audition avec une légende vivante de l’industrie musicale, John Hammond ? A ce prospecteur de talents pour la compagnie phonographique Columbia, on doit notamment les découvertes de Billie Holiday, d’Aretha Franklin et de Bob Dylan.
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