A chaque séance d’entraînement, le même rituel. Les joueuses de l’Atletico Football Club d’Abidjan (AFCA) arrivent un peu avant 9 heures sur le terrain municipal d’Ebimpé, la commune au nord d’Abidjan qui accueille le plus grand stade du pays et sera dimanche 11 février le théâtre d’un match attendu par toute une nation : Côte d’Ivoire–Nigeria en finale de la Coupe d’Afrique des nations (CAN). Faute de vestiaires, elles se changent à la va-vite au bord du terrain. Des chaises en plastique font office de cintres. Une fois leur maillot orange vif enfilé, elles nettoient l’espace puis effectuent une prière collective.
« On dit que le joueur africain est tout terrain… mais il y a quand même des limites », ironise la coach de l’AFCA, Anne-Marie Mayaky, en constatant l’état du sol. Derrière elle, se dessinent les contours du stade Alassane-Ouattara, inauguré en 2020. « Espérons que les stades construits pour le tournoi serviront aux clubs locaux… et qu’on n’oubliera pas les filles », souffle l’entraîneuse entre deux consignes.
Pour l’heure, c’est sur un gazon clairsemé, mélange d’herbe, de sable et de détritus en tout genre qu’Anne-Marie Mayaky fait progresser ses joueuses. Mais la coach ne désespère pas d’améliorer les conditions de l’effectif, fière de diriger les doubles championnes de Côte d’Ivoire. Un motif de joie au même titre que la récente professionnalisation de ces dernières au sein de la Ligue 1 féminine. Avec l’ASEC Mimosas, l’AFCA est l’un des rares clubs ivoiriens à verser un salaire aux footballeuses.
Dans ce pays fou de ballon rond, où les joueurs de la sélection nationale sont en passe de devenir des héros, le football féminin suscite peu d’intérêt. Peu médiatisé et moins financé, il demeure à la traîne. Seule une poignée de joueuses ivoiriennes bénéficie d’un contrat professionnel, le plus souvent obtenu dans des clubs à l’étranger. Celles qui disputent les compétitions nationales doivent pour la plupart se contenter d’un statut amateur.
« Manque de reconnaissance » de la fédération
« A la différence du football masculin, il y a très peu de pros chez les joueuses. On reste sur un fonctionnement amateur, avec des structures en très mauvais état. Le chantier est colossal », constate Ludovic Batelli, directeur technique au sein de la Fédération ivoirienne de football (FIF). En septembre 2022, à peine arrivé de France, il avait piloté le lancement de la Ligue 1 féminine.
Si la situation des joueurs est loin d’être parfaite, elle demeure bien meilleure que celle de leurs consœurs. Ainsi, quand la FIF finance annuellement la Ligue 1 masculine à hauteur de 100 millions de francs CFA (150 000 euros), elle en débourse dix fois moins pour le championnat féminin. Faute de terrains disponibles, les matchs du championnat féminin se disputent à 10 heures du matin dans des stades peu remplis. En l’absence d’académies dédiées à la formation des jeunes filles, ces dernières s’entraînent avec les garçons, en attendant d’avoir l’âge requis pour intégrer une équipe féminine.
En 2022, la FIF a fixé à 160 000 francs CFA (environ 240 euros) le salaire minimum mensuel pour les footballeurs de la Ligue 1. Pour les joueuses du championnat féminin, seule une prime journalière de 2 000 francs CFA a été rendue obligatoire, un salaire éventuel étant laissé à la discrétion des clubs. « Nous avons remporté deux fois le championnat mais nous n’avons reçu ni médaille ni dotation », constate avec amertume Lynda Gauzé. Plus que l’argent, c’est le « manque de reconnaissance » de la FIF pour le travail qu’elles ont fourni durant ces deux dernières saisons qui peine la défenseuse centrale de l’AFCA.
Intégrer la sélection nationale n’est pas non plus synonyme de meilleures conditions. « On doit venir avec notre propre paire de gants, on ne perçoit aucune prime pour les entraînements, seulement 5 000 francs CFA pour le transport », relate la gardienne des Eléphantes, Cynthia Djohoré. Après plus de quinze ans de carrière, la doyenne de l’Atletico estime que les moyens alloués au football féminin sont « toujours aussi “nazes” », à l’image des poteaux rouillés qui lui servent de cage.
Développer le sport en milieu scolaire
Pour chaque victoire, les Eléphantes touchent 500 000 francs CFA de prime (environ 760 euros). En cas de défaite, elles ne repartent qu’avec les 10 000 francs CFA prévus pour leur transport. Dans ce contexte, les victoires sont plus que de prestige. D’autant que « ce n’est pas avec les 100 000 francs CFA par mois que me verse le club que je peux payer mes factures et nourrir ma fille », assène la gardienne, obligée de partager avec sa sœur son loyer de 70 000 francs CFA.
A ces freins matériels, s’ajoute la mauvaise image du football féminin. « Dans la société ivoirienne, le football continue d’être perçu comme la chasse gardée des hommes. Certains parents ne laissent pas leurs filles jouer, de peur de les voir devenir viriles voire lesbiennes », explique Marcel Ouattara, président de Mousso Foot, une ONG qui promeut le foot féminin. Avant de tenir les cages nationales et celles de l’Atletico d’Abidjan, Cynthia Djohoré raconte qu’elle jouait « en cachette ».
Sur les terres de Didier Drogba, l’accélération du développement du foot féminin pourrait venir de la Confédération africaine de football (CAF). Pour espérer disputer les compétitions du continent, tous les clubs doivent depuis juillet 2023 obtenir une licence CAF conditionnée au respect de critères stricts. Parmi eux, l’obligation de posséder une section féminine et de faire signer des contrats aux athlètes. Même si, pour l’heure, la licence CAF conduit surtout les clubs à signer les femmes en amateur, elle pose un premier jalon. « L’engouement pour le foot féminin est là, de même que les talents. Mais il n’est pas bien positionné. Ces obligations de la CAF pourraient faire bouger les choses », estime Ludovic Batelli.
Suivez-nous sur WhatsApp
Restez informés
Recevez l’essentiel de l’actualité africaine sur WhatsApp avec la chaîne du « Monde Afrique »
Rejoindre
En parallèle, le directeur technique de la FIF s’emploie à développer le sport en milieu scolaire à travers la création de classes « sport élite » pour les garçons comme pour les filles au collège. Il souhaite aussi remettre sur pied la sélection féminine des moins de 20 ans (U-20) et lancer celle des moins de 17 ans (U-17). Il espère ainsi à long terme se rapprocher du niveau des joueuses au Ghana, au Maroc ou en Afrique du Sud. « Dans ces pays, les joueuses bénéficient de plus de moyens et d’attention. Cela se ressent dans leurs performances », souligne-t-il.
A Ebimpé, la séance d’entraînement des joueuses de l’AFCA touche à sa fin. Sans local de stockage, le matériel repart chez le manager du club. Avant de grimper dans le gbaka (minibus collectif), Cynthia Djohoré cogite au conditionnel : « Si seulement la FIF nous donnait la moitié des moyens et de la considération qu’elle accorde aux hommes, on aurait sûrement déjà rapporté un trophée international. » Les garçons vont, eux, essayer d’accrocher dimanche une troisième étoile au maillot homme et femme de la Côte d’Ivoire.