Vladimir Poutine aime à le répéter, sans que l’on sache bien s’il faut y entendre une boutade ou un avertissement : « Les frontières de la Russie ne se terminent nulle part. » Cette formule a tant fait fureur qu’on la voit fréquemment affichée en grand, sur des panneaux publicitaires, dans les rues des villes russes. Depuis que le Kremlin s’est mis à jouer un peu trop ouvertement avec les frontières, cette phrase ne fait, en tout cas, plus rire grand monde.
Moscou mène en Ukraine une guerre de conquête et d’annexion, qui implique des redécoupages territoriaux venus d’un autre âge. De quoi se rappeler que la phrase prisée par le dirigeant russe n’est rien d’autre qu’une version réactualisée d’une citation attribuée à Catherine II (1762-1796), l’une des plus grandes conquérantes de l’histoire russe, que Joseph Staline, quelques siècles plus tard, n’aurait pas reniée : « Je n’ai d’autre moyen de défendre mes frontières que de les étendre. »
Plus encore que la création de zones grises en Géorgie et en Moldavie ou l’annexion de la Crimée en 2014, l’attaque à grande échelle de l’Ukraine, le 24 février 2022, a bouleversé les équilibres à toutes les frontières russes. Ces zones de passage et de transit constituent un bon indicateur des dynamiques régionales, entre apparition de nouveaux foyers de tensions et réorientation des alliances et partenariats.
Population
habitants par km carré
Extention maximale de l’Empire russe à la fin du XIXe siècle
Territoire sous contrôle de la Russie
ou des séparatistes prorusses
Gisements d’hydrocarbures russes
UKRAINE
Une loi russe, adoptée en mai 2023, punit de prison toute représentation
cartographique qui nie l’« intégrité territoriale de la Russie » – autrement dit, qui ne
reconnaît
pas les annexions de cinq régions ukrainiennes. Mais la Russie elle-même est incapable de dire où
s’arrêtent
les territoires qu’elle revendique.
S’agissant de la frontière internationalement reconnue entre les deux pays, un seul
point de passage subsiste, celui de Kolotilovka-Pokrovka, ouvert seulement aux Ukrainiens
souhaitant rentrer
chez eux. Le périple est risqué, les arrestations fréquentes. C’est aussi là qu’ont lieu les
échanges de
prisonniers.
Partout ailleurs, la guerre a débordé des deux côtés de la frontière. Pendant que
l’Ukraine renforce ses défenses dans les régions nord, craignant une nouvelle offensive sur Kiev,
les régions
russes de Belgorod, Koursk et Voronej subissent des incursions et des bombardements fréquents et
meurtriers.
1 974 kilomètres de frontière
Guerre
Frontière renforcée par une barrière
Poste-frontière
fermé pour raisons politiques
Biélorussie
La guerre en Ukraine a encore accéléré le processus d’intégration entre les deux
pays liés par un traité d’union en 1997. En février 2022, l’armée russe a d’ailleurs
fondu sur Kiev
en partant du territoire biélorusse. Depuis, les forces de sécurité des deux Etats ne cessent
d’accroître leur
coopération en traquant de concert leurs opposants. Le transfert d’armes nucléaires russes sur le
territoire
biélorusse, effectif depuis juin 2023, est le signe le plus net de cette intégration aux
allures
d’annexion.
La frontière entre les deux Etats est entièrement ouverte aux échanges, et nombre de
Biélorusses la franchissent pour aller travailler en Russie.
1 283 kilomètres de frontière
Relation
en plein essor
Gouvernement post-soviétique prorusse
Base arrière des opérations russes
en Ukraine
KALININGRAD
L’enclave russe sur la Baltique est un foyer de tension permanent. Depuis 2014,
Moscou y a déployé des têtes nucléaires, pendant que des forces de l’OTAN prenaient pied dans les
Etats
baltes. Etats-majors occidentaux et russe voient chacun une source de danger dans la situation
géographique de
ce territoire : à l’Ouest, on craint de voir le corridor de Suwalki se refermer pour isoler
les trois
Etats baltes ; à l’Est, on redoute l’isolement de Kaliningrad.
Ce scénario a brièvement pris forme en juin 2022, lorsque
l’Union européenne (UE) a imposé un embargo sur une série de produits venant de Moscou et du
« continent ». La mesure a été abandonnée pour éviter une escalade. Les
habitants de
Kaliningrad, eux, ont perdu les facilités administratives dont ils disposaient pour se rendre chez
leurs
voisins européens.
210 kilomètres de frontière avec la Pologne
261 kilomètres de frontière avec la Lituanie
Relations
tendues
Centre de coordination militaire de l’OTAN depuis l’invasion de
l’Ukraine par la Russie
Afflux migratoire
organisé par Moscou ou ses alliés
Frontière renforcée par une barrière
Poste-frontière
fermé pour raisons politiques
ESTONIE et LETTONIE
La guerre en Ukraine a fortement crispé les Etats baltes qui, en plus de s’inquiéter
du voisinage russe, appréhendent les déstabilisations liées à la présence sur leur sol
d’importantes
communautés russes ou russophones. En juin 2022, la Douma a présenté un projet de loi visant
à annuler la
reconnaissance des indépendances baltes de 1991, déclarées « illégales ».
Le contrôle des frontières a été renforcé, côté balte, pour faire face à l’afflux de
migrants orchestré par Moscou (Lituanie et Pologne ont déjà souffert de telles manœuvres
en 2021), voire
à une attaque armée.
En janvier, Estonie, Lettonie et Lituanie ont signé un accord de coopération pour la
construction d’installations de défense.
Les échanges et liaisons (aériennes en particulier) ont été fortement limités, comme
avec le reste de l’UE. Depuis septembre 2022, les Russes munis d’un visa de tourisme Schengen
n’ont plus
le droit d’entrer en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne.
338,6 kilomètres de frontière avec l’Estonie
283,6 kilomètres de frontière avec la Lettonie
Relations
tendues
Echanges commerciaux avec l’OTAN entravés
Afflux migratoire
organisé par Moscou ou ses alliés
Présence d’une minorité russophone
Frontière renforcée par une barrière
Poste-frontière
fermé pour raisons politiques
FINLANDE et Norvège
C’est l’un des résultats les plus paradoxaux de la guerre en Ukraine : Moscou,
qui présente l’élargissement de l’OTAN comme l’une des causes de ce conflit, se retrouve, après
l’adhésion de
la Finlande, en avril 2023, avec 1 340 kilomètres supplémentaires de frontière terrestre
partagée
avec l’Alliance atlantique (en plus des 1 291 kilomètres existants).
La réplique russe passe pour l’heure par un afflux de migrants, qui a poussé
Helsinki à fermer ses points de passage avec la Russie, à partir de l’automne 2023. La Norvège,
également
membre de l’OTAN, avait déjà pris des mesures similaires à son point de passage de Kirkenes après
des arrivées
similaires de migrants. Dans les deux cas, des enquêtes ont montré que cet afflux était organisé
par Moscou
dès les pays de départ.
La Russie a également menacé de rapprocher des armes nucléaires de la frontière,
sans suite jusqu’à présent. Helsinki est aussi attaqué sur le front mémoriel : en
avril 2020, Moscou
a ouvert une enquête pour un « génocide » supposément commis par la Finlande
pendant
la seconde guerre mondiale.
1 340 kilomètres de frontière avec la Finlande
197,7 kilomètres de frontière avec la Norvège
Relations
tendues
Echanges commerciaux avec l’OTAN entravés
Afflux migratoire
organisé par Moscou ou ses alliés
Frontière renforcée par une barrière
Poste-frontière
fermé pour raisons politiques
JAPON
Le conflit de souveraineté entre la Russie et le Japon sur les îles Kouriles (Tokyo
revendique la partie méridionale de cet archipel) reste le principal obstacle à la signature d’un
traité de
paix mettant officiellement fin à la seconde guerre mondiale. Un tel accord, souvent évoqué ces
dernières
années, a été mis aux oubliettes par la partie russe, conséquence de la guerre en Ukraine.
Le Japon s’est associé aux sanctions contre la Russie et a fourni
11,2 milliards d’euros d’aide à Kiev, principalement financière et humanitaire, en plus de
quelques
équipements militaires non létaux.
En novembre 2023, Japon, Etats-Unis et Canada ont pour la première fois mené
des manœuvres navales à proximité de l’archipel. Signe des difficultés de l’armée russe en
Ukraine, Moscou a,
de son côté, transféré sur ce front européen des systèmes de défense antiaérienne jusque-là basés
sur les
îles.
Pas de frontière terrestre
Relation
tendue
Echanges commerciaux avec le Japon entravés
CORÉE DU NORD
A bord de son train blindé, Kim Jong-un est entré sur le territoire russe, le
12 septembre 2023, pour une visite d’une semaine. L’objectif pour Moscou était d’obtenir
une
intensification des livraisons d’armes et munitions nord-coréennes. Selon le renseignement
sud-coréen, environ
un million d’obus ont été expédiés par Pyongyang à la suite de ces discussions – l’équivalent de
deux mille
conteneurs transportés par mer et par terre. Washington et Kiev ont aussi constaté l’utilisation
de drones et
de missiles de fabrication nord-coréenne sur le front.
Le dirigeant nord-coréen a rencontré Vladimir Poutine sur le site du nouveau
cosmodrome russe Vostotchny, dans la région de l’Amour, ce qui laisse craindre des transferts de
technologie
pouvant améliorer les capacités balistiques de Pyongyang et faire progresser son programme
nucléaire
militaire.
17,3 kilomètres de frontière
Relation
en plein essor
Exportations russes accrues depuis la guerre en Ukraine
Contournement des sanctions (importation d’armes)
Poste-frontière
CHINE
Vladimir Poutine en a fait une priorité depuis dix ans : le grand « pivot » vers la Chine, commencé après 2014, s’est accéléré à la faveur de la
guerre en
Ukraine. Moscou, qui évitait une relation exclusive pour ne pas être cantonné à un rôle de
partenaire junior,
n’a désormais plus ce luxe.
Les échanges commerciaux ont atteint le niveau record de 240,1 milliards de
dollars (222,07 milliards d’euros) en 2023, en hausse de 26,3 % sur un an. Signe de
ce
dynamisme, les capacités logistiques entre les deux pays sont proches de la saturation, malgré
l’ouverture
d’un pont ferroviaire et d’un pont routier sur le fleuve Amour.
L’énergie représente plus de 75 % des exportations russes, mais faire venir le
gaz du Grand Nord a un coût prohibitif, et les accords liés au projet de gazoduc Force de Sibérie
2 devraient
se faire au détriment de Moscou, qui consent déjà un rabais sur la vente de son pétrole. Malgré
les
déclarations d’amitié renouvelées, le soutien militaire et diplomatique de Pékin reste en deçà des
espérances
russes.
4 300 kilomètres de frontière
Relation
en plein essor
Exportations russes accrues depuis la guerre en Ukraine
Poste-frontière
MONGOLIE
Après une énième leçon d’histoire de Vladimir Poutine, l’ancien président mongol Tsakhiagiin Elbegdorj (2009-2017) ironisait sur X : la
Mongolie,
héritière de l’empire de Gengis Khan, qui pourrait elle aussi avoir des revendications
territoriales… La pique
est révélatrice de l’attitude des Mongols vis-à-vis de la politique impérialiste de Moscou, mais
les critiques
restent feutrées : Oulan-Bator est habitué à naviguer prudemment entre les visions
hégémoniques de ses
voisins russe et chinois.
Lors du vote à l’ONU de mars 2022 condamnant l’invasion de l’Ukraine, la
Mongolie s’est abstenue. Le pays ne peut pas non plus se permettre de fermer ses frontières aux
productions
russes, dont elle est hautement dépendante, que ce soit pour son approvisionnement ou pour les
retombées
financières du transit vers la Chine.
L’opinion, elle, affiche une sympathie pour Kiev d’autant plus importante que
l’envoi massif au front des Bouriates et des Touvas, ethnies présentes des deux côtés de la
frontière, est
perçu comme une injustice.
3 485 kilomètres de frontière
Relation
compliquée
Influence soviétique jusqu’à 1990
Dépendance des importations russes de biens et produits
pétroliers raffinés
« Route de la Steppe », projet de corridor économique reliant la
Russie à la Chine
Poste-frontière
KAZAKHSTAN
L’invasion de l’Ukraine crispe la population et les autorités du Kazakhstan, qui
cherchent de longue date à échapper à l’emprise russe. Le pays abrite une importante minorité
russe, à
laquelle s’est ajouté un flot important de Russes fuyant la mobilisation militaire. Plusieurs
Kazakhs ayant
rejoint l’armée russe ont été condamnés.
Astana s’attache surtout à intensifier sa politique d’affirmation nationale et
linguistique, parfois perçue comme hostile par Moscou. Le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev,
a critiqué
les annexions de territoires ukrainiens, mais la diplomatie du pays reste fidèle à sa ligne de
neutralité.
Même ambiguïté dans le domaine commercial. Le Kazakhstan assure se conformer aux
sanctions occidentales, mais sert dans le même temps de plate-forme pour le réexport de produits
européens.
Les importations de machines à laver venues d’Europe ont par exemple bondi de 80 %, une
hausse que les
besoins du marché local ne suffisent pas à expliquer.
7 591 kilomètres de frontière
Relation
compliquée
Contournement des sanctions (réimportation de
marchandises européennes)
Citoyens russes fuyant la conscription vers l’étranger
Présence d’une minorité russophone
Poste-frontière
AZERBAÏDJAN
En laissant l’Arménie seule face à un adversaire militairement supérieur, puis en
acceptant la
disparition du Haut-Karabakh, la Russie a choisi de rééquilibrer ses alliances dans le
Caucase du
Sud, jouant une carte azerbaïdjanaise bien plus fructueuse.
Les échanges économiques entre les deux pays n’ont cessé de croître depuis 2021, un
mouvement que n’ont stoppé ni la guerre en Ukraine ni les sanctions occidentales contre Moscou.
L’Azerbaïdjan,
lui-même producteur important de pétrole et de gaz, aide Moscou à contourner les restrictions
européennes sur
l’exportation de ses produits. Le pays profite aussi de sa position stratégique sur la route du
corridor
Iran-Russie, en plein essor et en pleine modernisation.
390 kilomètres de frontière
Relation
en plein essor
Corridor vers l’Iran par l’Azerbaïdjan et la mer Caspienne
Exportations russes accrues depuis la guerre en Ukraine
Poste-frontière
Géorgie
La Géorgie est au cœur des luttes d’influence entre Moscou et les Occidentaux.
Depuis 2022, le gouvernement prorusse opère un rapprochement spectaculaire avec la Russie,
symbolisé par la
réouverture des liaisons aériennes entre les deux pays, en mai 2023, après quatre ans
d’interruption, et
la levée du régime de visa pour les Géorgiens entrant en Russie.
Cette politique suscite une forte opposition au sein de la population, d’autant que
Tbilissi, où de nombreux Russes en exil ont trouvé refuge, reste otage du sort de ses deux
provinces
sécessionnistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, dont Moscou reconnaît les
« indépendances » depuis
2008. Soucieux de ménager toutes les options, le pays a obtenu, fin 2023, le statut de candidat
officiel à
l’adhésion à l’UE.
894 kilomètres de frontière
Relation
compliquée
Gouvernement post-soviétique prorusse
Citoyens russes fuyant la conscription vers l’étranger
Poste-frontière
Infographie Le Monde : Francesca Fattori, Delphine Papin et Floriane Picard
Sources : gouvernements ; The World Factbook, CIA ; Commission européenne ; RFE/RL ; rosgranstroy.ru ; AFP, Reuters, Le Monde
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