Le frein du fauteuil roulant est mis. La couverture écossaise enveloppe jusqu’au menton celle dont on ne voit que les cheveux blancs, les souliers orthopédiques, et les fins mollets sous mi-bas. Une femme, plus jeune, qui lui ressemble, tire une chaise à ses côtés et l’embrasse sur le front. Il est 15 heures à la résidence Hector-Malot. Le ciel est gris, les cerisiers du jardin changent leur vert en or sous le coup de l’automne, et la lumière perce.
« Tu as mangé quoi, ce midi ?
– Des poireaux vinaigrette et du poisson, mais…
– Tu n’as pas mangé le poisson ?
– Mais si.
– D’accord. Tu n’as pas froid, maman ? Je vais te montrer les dernières photos des petits. »
Sous les cerisiers, un terrain de pétanque où les boules ne roulent pas si souvent. Autour, de petites tables, comme en terrasse d’un bistrot, prolongent l’espace vitré de la cafétéria. Au chaud, à l’intérieur, un homme lit le journal à une dame qui, si elle ne parle plus, l’entend toujours. Il feuillette. « “Les jeux et les lumières s’installent au château de Vincennes. Et si c’était Trump qui gagnait les élections américaines ? Météo : il va faire beau les jours prochains”, c’est bien. Tu veux ton horoscope, maman ? “Vérifiez la réalité des faits avant de vous lancer dans de nouveaux projets. Forme : vous gagnerez en énergie.” »
Nous sommes à l’établissement public d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) Hector-Malot de Fontenay-sous-Bois, dans le Val-de-Marne. Les titres des deux romans les plus fameux de l’écrivain Hector Malot (1830-1907) ? En famille et Sans famille.
« Penser à des choses neutres pour s’endormir »
L’établissement compte 228 résidents. Quand ils arrivent, ils sont fragiles. Ils ne sont pas les vieux que l’on croise en ville, pendant les commissions ou en promenade. L’arrivée en Ehpad dit qu’ils ont perdu quelque chose. Leur autonomie, des piliers affectifs, la santé. Parfois la parole, parfois les jambes, parfois la tête.
« Est-ce qu’on peut dire que c’est difficile, quand on n’a pas le choix ? » David a 87 ans. Il a survécu à deux AVC, mais, depuis la fin du printemps, il roule ici en fauteuil mécanique. « J’avais tout, mais je ne pouvais plus marcher. J’ai décidé de venir ici, en sachant que je n’en sortirai pas, je m’y suis préparé. »
A midi, David met toujours un morceau de pain dans sa sacoche, en prévision de son rendez-vous de 13 h 30 dans le jardin, là où deux pigeons ramiers l’attendent. « Hé ! Il est là, celui-là ! » Albert, né en 1937, arrive lui aussi en « chariot », offre sa main pour engager une poignée de salut. David doit tendre son bras, le temps et le mouvement se décomposent… Ça y est, les mains se touchent. « Alors, comment ça va ?
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