Je l’avais déjà dit lors de la dernière manifestation contre l’extrême droite, et je me sens bizarre, comme un ventriloque – c’est ainsi que je le sens – qui fait entendre sa voix comme si elle était étrangère alors que c’était toujours lui qui parlait. Je l’ai déjà dit, je le répète, combien de fois faudra-t-il le répéter ? Aura-t-on le droit de le faire ? Walter Benjamin [philosophe et critique d’art allemand, 1892-1940] parle de cet automate joueur d’échecs, célèbre en son temps, qui gagnait chaque partie alors qu’un autre que lui jouait, une sorte d’automate camouflé, un homme de petite taille, un nain bossu, un maître aux échecs qui en réalité guidait l’automate censé gagner chaque partie.
C’est comme cela que je me sens. Depuis tant d’années je suis assise sous la table, à jouer toujours la même partie d’échecs, parce que je suis obligée de la jouer, je la joue pour ainsi dire par peur que quelque chose d’affreux puisse se produire si je cessais de le faire. En même temps, bien sûr, je me surestime complètement. Mais voilà que cet automate sort de l’ombre d’une table couverte d’une nappe et prend la parole. En tant que moi. Oui, un automate parlant, c’est ce qu’ils diront avec mépris.
Est-ce qu’il y a, comme le dit Benjamin, un rendez-vous secret entre les générations du passé et la nôtre ? Ce rendez-vous où l’on a expliqué, avec la plus grande fermeté, que le passé n’avait plus jamais le droit de se reproduire ? Ce « plus jamais » que nous avons si souvent entendu, prononcé par automatisme, dans des conversations, des conférences, lors de cérémonies solennelles ? Oui, les lèvres ont bougé docilement, chacun pouvait le voir. Plus jamais, ni d’une autre façon, ni de la même manière. Cela ne devait plus jamais arriver, c’était pour nous une constante de notre civilisation. Rien de ce qui s’est passé un jour n’est perdu pour l’histoire, dit Benjamin. Et j’ajoute : rien de ce dont nous voulons tirer des leçons. Pourtant, cela fait des décennies qu’on nous l’enseigne.
Devenir nos maîtres
Cette rencontre [de membres de l’extrême droite en novembre 2023, dans un hôtel près de Potsdam, dans le Brandenbourg, dont la révélation a suscité une vague de manifestations en Allemagne et en Autriche] devait rester secrète, cette rencontre à l’hôtel à laquelle participaient de vrais héros, pas les soi-disant petites gens qui espèrent de la politique qu’elle va améliorer leur vie, si seulement ils se débarrassaient pour toujours des pénibles demandeurs d’asile, des réfugiés, de ceux qui veulent prendre le beurre sur leur pain. Mais aucun d’entre eux n’est présent pour glisser des enveloppes bien garnies d’argent. Qui est là ? De riches entrepreneurs, des universitaires de droite sans leurs associations, ils n’en ont pas besoin de toute façon, ce sont d’autres qu’ils veulent laisser saigner à mort. Sont présents des membres de l’AfD [le parti Alternative pour l’Allemagne] d’extrême droite, des dirigeants qui, avides de la grandeur d’autrefois, regardent en permanence en arrière pour mieux progresser, mieux se positionner pour le futur.
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