Le matin, elle ne sort jamais sans son rouge à lèvres pétard, la bague en or rose de sa grand-tante à son majeur, et cerne généreusement de noir ses yeux brillants de questions. « Vous êtes sûr que vous n’avez rien ? Aucune archive, ni sur tante Mélinée ni sur Missak ? » En cette fin décembre 2023, la voix rauque et gouailleuse de Katia Guiragossian presse de questions le directeur du Musée d’histoire militaire du ministère de la défense arménien, le lieutenant-colonel de réserve Valéri Hakobian.
Le gradé, un ancien étudiant de l’université de Stepanakert (chef-lieu du Haut-Karabakh) puis de l’université militaire de Moscou avant la chute du communisme, s’excuse en secouant la tête. « Vous savez, ici, les héros ont été soviétiques avant d’être arméniens. Nous commençons à peine après quatre-vingts ans à découvrir l’histoire de ces résistants qui se battaient en France. Pour nous, Manouchian était un poète, point. Je n’ai appris qu’il y a deux ou trois ans que sa femme, Mélinée, avait vécu à Erevan après la guerre. »
Nous sommes sous la statue de Mère-Arménie, gigantesque guerrière de 51 mètres qui domine la capitale arménienne, son glaive pointé pile vers la Turquie. Un fascinant musée méconnu empli de trésors soviétiques se niche dans son piédestal. L’officier supérieur remplit à nouveau les verres à cognac (il est 11 heures du matin) et nous écoute dérouler l’histoire qui nous amène jusqu’à lui. « Je suis la petite-fille d’Armène, la sœur de Mélinée Manouchian, décline Katia Guiragossian. Donc la petite-nièce de Missak. »
« Cette histoire, c’est mon arlésienne » »
Missak Manouchian était le chef militaire d’un groupe parisien de résistants étrangers, tous communistes (juifs d’Europe centrale et orientale en large majorité, roumains, hongrois, polonais, et aussi Espagnols, Italiens ou Arméniens), que le président de la République française va honorer en faisant entrer son corps accompagné de celui de son épouse au Panthéon, quatre-vingts ans après la traque zélée des brigades spéciales de la préfecture de police de Paris et l’exécution de vingt-deux d’entre eux, le 21 février 1944.
Cet honneur rendu à Manouchian – « à prononcer “ch”, pas “k”, chez nous on ne fait pas de piano ni de chaussures », précise sa petite-nièce en riant – agite depuis l’automne 2023 plusieurs historiens, réalisateurs ou anciens militants internationalistes. Pourquoi le panthéoniser seul, ont demandé les pétitionnaires à Emmanuel Macron ? Quid de ses autres camarades des Francs-tireurs et partisans (FTP) de la MOI, l’organisation du PCF qui regroupait la main-d’œuvre immigrée, dont les visages hirsutes trônaient avec le sien sur la fameuse affiche de propagande placardée à quinze mille exemplaires dans les rues ou le métro par les nazis pour dénoncer « l’armée du crime » ?
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