A l’instar du ballet des camions montant et descendant les rues étroites de Montmartre, où il se plaît à vivre depuis un an, Kamel Daoud ne s’arrête pas. Il saisit son téléphone pour rechercher des archives, nous tend des photos de femmes mutilées à la gorge. « On m’a demandé si mon personnage était une allégorie », commente-t-il, à propos d’Aube, la narratrice de Houris. Certains lecteurs ont trouvé le livre d’une violence insoutenable. Il a pourtant supprimé une bonne partie des scènes de massacres. Non par censure, mais de peur de ne pas être cru. Emane de lui l’obstination des témoins, qui est au cœur de son nouveau roman.
Le sujet en est la « décennie noire » de l’Algérie (1992-2002), durant laquelle divers groupes islamistes s’opposèrent à l’armée nationale. Le bilan oscille, selon les estimations, entre 60 000 et 200 000 morts et des milliers de disparus, mais il est interdit d’en parler en Algérie. Ainsi en dispose un article de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui punit d’emprisonnement quiconque oserait utiliser ou instrumentaliser « les blessures de la tragédie nationale ». Une guerre civile qui ne dit pas son nom.
Kamel Daoud l’a vécue au plus près. En 1994, à 24 ans, il entre au Quotidien d’Oran. Ses collègues et lui sont chargés d’assurer « une couverture sécuritaire » des événements. « Une sorte de routine affreuse s’installe, relate-t-il. A chaque massacre, on vous envoie interroger les militaires, les rescapés. De loin, on a vu les bombes. De près, une guerre, c’est beaucoup de silence. On rentre écrire son article et on va se soûler. »
Fin décembre 1997, le jeune journaliste est dépêché à Had Chekala, dans l’Ouarsenis. Il rencontre des habitants mutiques, dont les proches ont été massacrés et démembrés par les islamistes. Les villageois ont enterré les restes comme ils pouvaient, sur les hauteurs. A la faveur des fortes pluies, ils refont surface plus bas. Il faut alors recommencer. Le reporter rapporte à sa rédaction le chiffre de 1 000 morts. On ne le croit pas. Le bilan officiel est inférieur à 200 morts.
En 2006, l’étendue réelle des pertes a enfin été reconnue. L’écrivain nous montre un article sur le site Algeria-Watch. Ici, à Paris, il a trouvé la distance nécessaire pour « faire le deuil » de cette guerre, et la consigner dans un roman. Car ce genre offre plus d’espace et de temps que le journalisme, mais surtout parce qu’il peut marquer longtemps les lecteurs, comme lui l’a été.
Bilans fluctuants
La question de la vérité est une vieille histoire pour Kamel Daoud. « Le hiatus entre le récit très pudique de mes parents et grands-parents sur la période coloniale et celui, excessif, qu’on en faisait à l’école m’a alerté, se souvient-il. Il y avait quelque chose dans ce récit gonflé sur les martyrs qui clochait. » Le frappent aussi les bilans fluctuants, entre 500 000 et 1 million de morts, le débat sur les faux moudjahidines réclamant des pensions, ainsi que les hommes tombés en disgrâce et effacés des manuels scolaires. « Qui est héros et qui ne l’est pas ? J’ai compris très tôt que l’histoire sert à manger. Elle sert à la prise de poids politique. »
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