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« Les jeunes préfèrent mourir en mer que mourir socialement au Sénégal »

by Marko Florentino
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Un pêcheur sénégalais dans la maison de sa famille, à Mbour, en novembre 2020, après avoir tenté de rejoindre illégalement les îles Canaries en pirogue.

Le long des côtes sénégalaises, sur les flots périlleux de l’Atlantique, un combat se joue entre la marine nationale et les pirogues chargées de plusieurs dizaines, voire centaines de personnes en direction de l’Europe. Vendredi 26 juillet, une embarcation avec à son bord 200 migrants a été interceptée au large de Saint-Louis. La dernière en date d’une longue série ces dernières semaines.

Au Sénégal, où 75 % de la population a moins de 35 ans et où le taux de chômage se maintient autour de 20 % depuis près de dix ans, les jeunes sont de plus en plus nombreux à fuir la pauvreté et, en dépit des périls, à prendre le chemin de l’émigration clandestine. Pour Le Monde Afrique, Abdoulaye Ngom, enseignant-chercheur en sociologie à l’université Assane-Seck de Ziguinchor, décrypte cette recrudescence des départs et leurs conséquences.

Ces dernières semaines, on observe une recrudescence des interceptions de pirogues au large du Sénégal. Comment l’expliquez-vous ?

La hausse du nombre de départs de bateaux irréguliers s’explique d’abord par des conditions climatiques favorables pour voyager en mer. Chaque année, pendant la période estivale, nous assistons au même phénomène.

Néanmoins, durant mes récentes enquêtes de terrain auprès des migrants, j’ai constaté que la politique de déguerpissement des marchands ambulants mise en place par les nouvelles autorités ces derniers mois, notamment à Dakar, a créé un appel d’air. Ces gens, qui pour la plupart n’avaient pour vivre que cette activité sur le marché informel, choisissent souvent de tenter leur chance en mer. Ces dernières semaines, ils sont surreprésentés parmi les candidats au départ. D’après le président de l’association nationale des marchands ambulants, 83 d’entre eux seraient décédés en mer au cours des trois derniers mois.

Enfin, il y a une certaine désillusion de la jeunesse par rapport aux promesses faites par les nouvelles autorités, notamment en ce qui concerne l’emploi [le taux de chômage était de 23,2 % au premier trimestre, selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie]. Depuis l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, début avril, elle ne voit pas d’amélioration.

N’est-ce pas un peu tôt pour accuser le nouveau président d’inertie ?

Oui, il est encore tôt pour le dire. Mais les jeunes qui ont accompagné et soutenu le projet du Pastef [le parti du président Bassirou Diomaye Faye et de son premier ministre, Ousmane Sonko] pensaient que les choses pourraient changer du jour au lendemain.

En outre, si le phénomène de migration irrégulière est hypermédiatisé au Sénégal, on ne peut que constater le manque d’intérêt des autorités politiques, passées comme actuelles, pour cette question. C’est pourtant un dossier urgent. Des centaines de personnes sont déjà mortes ou portées disparues depuis le début de l’année.

Les causes de départ sont-elles les mêmes aujourd’hui qu’en 2006, lors des premières vagues de départ ?

Le désespoir des jeunes s’est profondément accentué. En 2006, beaucoup de jeunes partaient, mais lorsqu’ils revenaient, rescapés d’un naufrage ou refoulés aux portes de l’Europe, ils ne retentaient pas ou peu la traversée, du moins de façon clandestine. Ces dernières années, 99 % des jeunes que j’ai interrogés disent qu’ils sont conscients du danger du voyage mais préfèrent mourir en mer plutôt que mourir socialement au Sénégal. Lorsqu’ils échouent à gagner l’Europe, ils retentent leur chance.

En outre, depuis les années 2015, les réseaux de passeurs se sont largement développés au Sénégal, de Dakar à la Casamance [sud]. Aujourd’hui, il existe des personnes appelées les « intermédiaires », qui vont recruter les candidats à la migration. Ils vont démarcher dans les villages les plus reculés, dans les marchés, dans les ateliers de menuiserie et à tous les points de rencontre des jeunes, comme les terrains de foot…

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Depuis le début de l’année 2024, nous observons une multiplication des lieux de départ des pirogues le long des côtes sénégalaises. Jusqu’à présent, ceux-ci se concentraient dans les régions de Dakar, Saint-Louis [nord] et en Casamance. Désormais, il n’est plus rare de voir des embarcations partir de Djiffer, depuis le Sine Saloum [ouest], et plus largement dans la région de Fatick. C’est en grande partie lié au fait que les réseaux de passeurs organisés cherchent à déjouer la surveillance mise en place par les gardes-côtes, qui s’est renforcée notamment grâce à l’acquisition récente par la marine de trois patrouilleurs.

Quel est le profil des candidats à l’émigration ?

Les personnes sans emploi et les travailleurs du secteur informel sont surreprésentés. De nombreux pêcheurs, touchés par la raréfaction des ressources halieutiques liée à la surpêche et qui ont vu leurs revenus baisser ces dernières années, font également partie des candidats au départ. D’autant plus que leur connaissance de l’océan est sollicitée par les réseaux de passeurs pour emmener des pirogues vers les îles Canaries, aux portes de l’Europe.

Il faut toutefois préciser que depuis l’élection de Bassirou Diomaye Faye, des avancées ont été faites, puisqu’il y a eu des renégociations de contrats annoncées avec les bateaux étrangers qui viennent pêcher dans les eaux sénégalaises. La situation pourrait donc favorablement évoluer pour les pêcheurs dans les prochains mois.

Mais désormais, de plus en plus de personnes qui ont un emploi stable prennent la route de l’exil, car elles considèrent que leur salaire ne leur permet pas de « bien vivre » et qu’elles n’ont pas « réussi leur vie ». Ces deux notions sont très importantes aujourd’hui.

Quelles sont les conséquences de ces départs sur ceux qui restent ?

Nous n’arrivons pas encore à les mesurer de façon précise, mais elles existent et sont de plus en plus visibles. Par exemple, en Casamance, on observe de plus en plus de champs laissés à l’abandon par leurs propriétaires qui ont émigré. Le Sénégal étant un pays d’agriculture, cela risque de poser des problèmes dans les années à venir.

Dans beaucoup de villages, les hommes sont partis en masse. Restent alors les femmes, qui doivent gérer seule la charge de leurs enfants, de leur famille et de leur belle-famille. D’autre part, ceux qui restent, comme ceux qui partent, subissent des conséquences psychologiques, jusqu’ici très peu prises en charge au Sénégal. Dans les années à venir, l’un de nos défis sera de mesurer les conséquences de cette émigration.

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