
Historienne des sciences, professeure à l’université Harvard (Etats-Unis), Naomi Oreskes explore depuis plus d’une décennie l’histoire des relations ambiguës entre la connaissance scientifique – en particulier sur les questions environnementales – et la société et la vie publique américaines. Dans un ouvrage qui a fait date (Les Marchands de doute, Le Pommier, 2010), elle avait analysé les racines historiques et politiques du climatoscepticisme et, plus généralement, les ressorts de la défiance vis-à-vis des sciences de l’environnement.
Tout juste paru en France, Le Grand mythe. Comment les industriels nous ont appris à détester l’Etat et à vénérer le libre marché (avec Erik M. Conway, trad. Elise Roy, Les Liens qui libèrent, 704 pages, 29,90 euros) analyse les moyens par lesquels le « fondamentalisme de marché » – ainsi que l’a nommé le financier et philanthrope George Soros – s’est progressivement imposé aux Etats-Unis tout au long du XXe siècle.
Quel cheminement vous a amenés, Erik Conway et vous, historiens des sciences et des techniques, à écrire sur les idées économiques ?
C’est la conséquence et la suite du travail que nous avons entrepris dans Les Marchands de doute. Dans ce livre, nous cherchions à répondre à la question de savoir pourquoi des personnes intelligentes et informées, des gens à la formation intellectuelle solide – souvent des chercheurs ! – en venaient à rejeter les preuves scientifiques acquises de longue date sur la réalité, la gravité et les causes du réchauffement climatique en cours.
A la fin du livre, nous arrivions à la conclusion que la cause majeure de ce déni était la prééminence du « fondamentalisme de marché » – c’est-à-dire l’idée que les marchés sont fondamentalement bons et que leur libre fonctionnement ne peut pas provoquer d’effets délétères plus importants que ceux que produirait l’action de l’Etat pour les réguler.
Si l’Etat souhaitait lutter contre le réchauffement, alors il devait intervenir sur le fonctionnement des marchés et dans l’esprit de nombreux Américains, cela implique une érosion des libertés individuelles. Cette idée est très prégnante : toute régulation des marchés impliquerait une perte des libertés. Comment en était-on arrivé aux Etats-Unis à penser cela, à travers tout le spectre politique ? Surtout, pourquoi cette idée est-elle si commune, alors que toute l’histoire de l’Europe depuis l’après-guerre montre précisément l’inverse, c’est-à-dire qu’il est possible d’avoir un Etat qui intervient sur le fonctionnement de l’économie, organise la protection sociale, tout en garantissant le maintien des libertés publiques ? Nous sommes ainsi passés d’une enquête historique sur la désinformation en sciences à une autre, sur la désinformation en économie.
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