Dans ce temps-là, Saint-Denis n’était pas encore la ville aux cent vingt nationalités aux portes de Paris et de ses chimères. L’immigration ne s’empilait pas dans des cités HLM trop hautes et des appartements trop étroits, avec vue imprenable sur le Sacré-Cœur. Mais, déjà, elle s’entassait, chair humaine compressible à l’infini, dans ce qui était des taudis et des bidonvilles, l’horizon et le ciel bouché par les cheminées des usines. Déjà, les marchands de sommeil, increvables vautours, faisaient leur gras sur la misère et les rêves d’une vie meilleure.
Déjà, les nouveaux arrivants, avec leurs bizarres coutumes et leur langue absconse, inspiraient mépris et peur. A l’époque, ils ne venaient pas des quatre coins du monde, mais des campagnes bretonnes. Etrangers dans leur propre patrie, ils arrivaient du Trégor, du Léon, du Vannetais ou de Cornouaille. Au point que, dans les années 1950, il se prétendait qu’un Dionysien sur deux était né en Bretagne ou d’origine bretonne.
Cette histoire d’exil et d’attachement, Gérard Réquigny, 74 ans, la connaît bien : c’est celle de sa famille. Il la raconte au siège de l’Amicale des Bretons de Saint-Denis, « Ti Breizh e Sant-Denez » en V.O., au rez-de-chaussée d’un immeuble du centre-ville, près des quais de la gare RER. Entre une palette de Breizh Cola, un empilement de crêpières, une bibliothèque remplie d’ouvrages sur la Bretagne et un incontournable Gwenn ha Du, l’emblème en noir et blanc d’une fierté, le président de l’association décline sa généalogie qui fut un peu celle de toute une ville.
Prolétaires, pour de bon
Lignée maternelle, un ancêtre, Jean-Marie Le Guillermic, venu à la fin du XIXe siècle de Plounévez-Moëdec, bourg de ce qui était alors le département des Côtes-du-Nord, devenu Côtes-d’Armor. Il a rencontré à Saint-Denis sa future épouse, Marie-Françoise Le Digarcher, née à Ploubezre, dans le même département. Lignée paternelle, un arrière-arrière-grand-père, Jean-Louis Coty, débarqué à Saint-Denis au milieu du XIXe siècle, de Tréglamus, toujours dans les Côtes-d’Armor. Son fils, Emile Coty, s’est marié avec Marguerite Le Moal, née également à Tréglamus. Un grand-père, Roger Réquigny, arrive, lui, du Pouliguen, dans le département de Loire-Inférieure, devenu Loire-Atlantique.

La biographie familiale est ainsi un entrelacs d’aventuriers par nécessité, nés pour devenir paysans sarclant en vain le granit ou marins risquant leur vie pour des pêches incertaines, tous enfants de la mouise, tentant de la fuir coûte que coûte. Ces misérables sont montés à la capitale. Ils sont devenus ouvriers à Saint-Denis. Pauvres, toujours, et prolétaires, pour de bon.
Il vous reste 85.72% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.