« J’y étais ! Je l’ai reçu là, place de la Liberté, au milieu d’autres officiels comme moi… » De son bureau du cœur historique de Kharkiv, protégé par des murs épais, ce notable (il souhaite rester anonyme) désigne la place principale de la ville, aujourd’hui mutilée et trop souvent déserte. Le 1er mars 2022, aux tout premiers jours de l’invasion russe, un missile a visé l’esplanade et touché le conseil régional, désormais fermé et calfeutré, comme tant d’appartements, de magasins, de bâtiments publics. Kharkiv, capitale ukrainienne des sciences dures et pouponnière d’ingénieurs, est désormais la cité des contre-plaqués.
« Poutine, accueilli en grande pompe à Kharkiv… Quand on y pense… » Cette figure locale raconte le forum économique russo-ukrainien du 14 décembre 2001 dont il était l’un des organisateurs. Le président Vladimir Poutine en était l’invité d’honneur. Des personnalités politiques, économiques et culturelles de la ville avaient patienté sous le soleil d’hiver, des jeunes filles en costume ukrainien et châle brodé échangeaient avec la délégation russe le pain et le sel, gages de bienvenue dans la tradition slave.
Sur les pavés, à côté des porte-drapeaux ukrainiens, un gros bouquet de porte-étendards blancs, bleus, rouges, les couleurs russes. « La ville de Kharkiv n’a pas été choisie au hasard », indique alors l’envoyé spécial de la première chaîne russe depuis la place de la Liberté. Poutine se « sent ici chez lui. La météo est la même qu’à Moscou, un froid léger qui pique le nez », insiste le journaliste.
Paradoxe pervers
En cette année 2001, Vladimir Poutine est président depuis un an et demi. Ce n’est ni son premier ni son dernier voyage en Ukraine. C’est même le pays étranger qu’il a le plus souvent visité, après la Biélorussie, Etat satellite de Moscou, et le Kazakhstan, deux pays membres de l’Union économique eurasiatique fondée en 2014. Une matrice, espérait-il, pour rebâtir son projet de « Nouvelle Russie » sur les frontières de l’ex-URSS. Car pour Vladimir Poutine, la chute de l’Union soviétique, en 1991, est la « plus grande catastrophe géopolitique » du XXe siècle.
L’Ukraine aimerait l’oublier : avant l’annexion de la Crimée et le début de la guerre au Donbass, en 2014, Vladimir Poutine a rendu vingt et une visites d’Etat à son voisin, soigneusement recensées sur le site du Kremlin. « Il ouvrait les portes comme s’il était à la maison, à la manière des tsars rendant naguère visite à leurs sujets dans les provinces de l’Empire », explique le sociologue et philosophe Volodymyr Lupatsii, dans l’espace de coworking du vieux centre de Kiev où il nous reçoit.
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