Sur la photo d’identité de son passeport, Margret Kainer sourit timidement au photographe. Page de gauche, on lit : « Kainer, née Lévy, Marguerite, née le 26 janvier 1894, à Berlin (Allemagne), 157 cm, cheveux châtains, yeux marron. » La jeune femme est allemande, mais le document, daté de 1946, est suisse et rédigé dans les trois langues de la Confédération helvétique. Une autre image d’époque la montre prenant la pose, le menton appuyé au creux de la main droite. Sa coupe à la Louise Brooks et sa fourrure sur les épaules lui donnent des airs de star hollywoodienne. De fait, elle est riche, très riche : à sa mort, en 1928, son père, Norbert Lévy, un homme d’affaires et collectionneur d’art berlinois, lui a légué sa fortune.
Menacée, parce que juive, par l’accession des nazis au pouvoir, la jeune femme quitte l’Allemagne avec son mari, Ludwig, en 1933. Ils se réfugient d’abord en France, puis, à partir de 1942, en Suisse, à Pully, près de Lausanne. Quatre ans plus tard, ils obtiennent un passeport Nansen, du nom du haut-commissaire à l’origine du document délivré en Europe aux réfugiés victimes de persécutions.
La guerre terminée, les voici de retour à Paris. Ludwig Kainer (1885-1967), peintre et dessinateur de mode, travaille pour le cinéma, créant des décors, des costumes. Le couple habite Neuilly-sur-Seine et fréquente Jean Cocteau et Joséphine Baker. Régulièrement, ils prolongent leur titre de séjour, mais promettent aux autorités suisses qu’ils vont s’installer de façon permanente dans la Confédération, pour conserver le passeport Nansen. Ce qu’ils ne feront jamais. Tout juste Margret déclare-t-elle sur le tard une adresse pour s’assurer du renouvellement du document.
Arrive 1968, l’année de sa mort, à l’âge de 74 ans, veuve, sans enfants ni héritiers identifiés. Par décision de justice, sa fortune, estimée autour de 17 millions de francs suisses, sera partagée en trois : 6,3 millions de francs pour la commune de Pully, où elle était domiciliée au moment de sa mort, bien que n’y vivant plus ; 6,3 millions pour le canton de Vaud, dont dépend cette commune chic, proche de Lausanne ; 5 millions pour la Norbert Stiftung, fondation censée préserver la mémoire du père de la défunte. Selon un document officiel de la commune de Pully, daté du 30 mars 2005, retrouvé par Le Monde, la fondation en question avait préalablement « produit une créance portant sur la totalité de la succession de feu Margret Kainer », mais un accord a finalement été passé entre les trois entités. Personne ne trouve alors rien à redire.
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