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Cinq ans après des révélations qui avaient ouvert la voie au #metoo français et bouleversé le monde du cinéma, le procès de Chistophe Ruggia pour agressions sexuelles sur mineure s’est ouvert, lundi 9 décembre, dans une salle pleine du tribunal de Paris, en présence de l’actrice Adèle Haenel.
Pendant tout le résumé du dossier par le tribunal, Adèle Haenel l’a fixé de ses yeux furieux, serrant les dents à la lecture des descriptions « constantes » qu’elle a faites des agressions sexuelles qu’elle aurait subies entre ses 12 et 14 ans.
Des scènes décrites pendant l’instruction, il ne reconnaît rien. Les « baisers appuyés dans le cou », les « mains sur la cuisse »… « Elle a reconstruit des choses, elle a pu réinterpréter », avance-t-il. Quant aux agressions, du « pur mensonge ».
« Mais pourquoi elle vous veut autant de mal ? » interroge le tribunal. « Je pense qu’elle s’est radicalisée »… « Regardez son parcours depuis cinq ans. Ça commence avec moi, après c’est les César avec Polanski », puis « le cinéma dans son ensemble » et « tous les ministres du gouvernement sont des violeurs », s’emporte-t-il.
Les tics, troubles nerveux, dépression d’Adèle Haenel décrits par l’expertise psychologique, « ça vient d’où ? », interroge le tribunal. « J’en sais rien, je suis pas psy », balaie M. Ruggia. « Il fallait lancer un #metoo en France et c’est tombé sur moi », lâche-t-il plus tard.
Christophe Ruggia, jugé pour agressions sexuelles aggravées par la minorité de la victime et sa position d’autorité, encourt jusqu’à dix ans de prison et 150 000 euros d’amende.
N’en pouvant visiblement plus de l’entendre expliquer notamment qu’il ne l’avait « jamais » touchée, Adèle Haenel a bondi quand le tribunal l’a appelée à la barre. « Vous êtes un gros menteur Monsieur Ruggia, et vous le savez très bien », lance-t-elle vers le prévenu qui s’est arrangé tout au long de l’audience pour ne jamais croiser son regard.
Manifestation devant le tribunal
A l’appel d’associations féministes, une cinquantaine de personnes ont manifesté lundi, à la mi-journée, devant le tribunal de Paris. « Adèle, tu n’es pas seule », « Adèle, on te croit ! Violeurs, on vous voit ! », « La honte doit changer de camp » ou encore « Elle avait 12 ans et lui 36. Un(e) enfant n’est jamais consentant », pouvait-on lire sur les pancartes.
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La justice s’était saisie de cette affaire en 2019, après une enquête de Mediapart sur les faits dénoncés par l’actrice, qui s’est depuis mise en retrait du cinéma. Adèle Haenel avait 11 ans lors du casting du film Les Diables, de Christophe Ruggia, et 12 ans pendant le tournage, à l’été 2001.
Le long métrage, dont des extraits devaient être diffusés au procès, raconte la fugue perpétuelle d’un frère et de sa sœur autiste abandonnés à la naissance. Une histoire qui devient incestueuse, avec plusieurs scènes de sexe entre les enfants et des gros plans sur le corps nu d’Adèle Haenel.
Des rendez-vous « tous les samedis »
Aux enquêteurs, l’actrice avait raconté ces séquences qui l’avaient mise « très mal à l’aise », d’autres « violentes » comme celle où elle avait dû danser devant une prison sous les cris de « à poil ! » de vrais détenus. Et la « bulle » dans laquelle le réalisateur l’avait progressivement « isolée » sur le plateau, demandant à sa famille de ne pas venir pour ne pas la déconcentrer.
Plusieurs professionnels ont décrit leur « malaise » face aux conditions de travail imposées aux enfants – et surtout au comportement de Christophe Ruggia sur le plateau. « Envahissant », « déplacé », « sa main sur la cuisse » de la jeune actrice, « des trucs dans le cou », elle « assise sur ses genoux ». « Ça ne va pas, on dirait un couple, ce n’est pas normal », s’était dit une scripte.
Après le tournage, entre 2001 et 2004, l’adolescente s’est rendue « tous les samedis » après-midi ou presque chez celui qui lui répète l’avoir « créée ». Chez lui sur son canapé, elle a expliqué, lundi à la barre, comment il venait vite « se coller ». Pour « faire comme si c’était normal, comme s’il ne se passait rien », il « intercale » des mots entre ses gestes, a expliqué à la barre l’actrice âgée aujourd’hui de 35 ans, qui s’est depuis mise en retrait du cinéma.
« C’est vraiment trop mignon ce que tu fais ma puce », imite-t-elle. Il l’embrassait dans le cou. « Ah, t’es vraiment trop drôle », singe encore Adèle Haenel. Une main dans le col sous le t-shirt, puis une autre dans son pantalon. « Et moi je me tends, mon corps se crispe, je me recroqueville dans un coin du canapé », poursuit l’actrice en colère. « S’il considère que je résiste trop, il me regarde… “Quoi, bah quoi ?”, et il continue ».
Sur son strapontin, Christophe Ruggia, 59 ans aujourd’hui, reste impassible, vague sourire sur le visage, alors que sous le regard de sa famille et de ses proches, Adèle Haenel parle vite, lève la voix parfois, s’excuse aussitôt. « Il arrête pas de me sexualiser, ça me dégoûte, comme si un enfant de 12 ans avait déjà eu un regard d’actrice pornographique ! », s’énerve-t-elle en reprenant des propos du réalisateur.
Les avocats de Christophe Ruggia n’ont pas eu de question pour elle.
Une « vengeance », selon Christophe Ruggia
Pendant l’enquête, Christophe Ruggia avait déjà tout nié. Les agressions, les déclarations d’amour, l’emprise. Il évoquera la « sensualité » de l’actrice de 12 ans pendant le tournage. Les « poses » que prenait Adèle Haenel sur son canapé, ses mouvements de « langue », « dignes d’un film porno », qui le mettaient mal à l’aise voire le « dégoûtaient ».
Il peinera à expliquer ce qu’ils faisaient pendant plusieurs heures, tous ces samedis après-midi. Se souviendra qu’il lui donnait « un goûter » avant de la ramener chez ses parents. Et mettra les accusations sur le compte d’une « vengeance », car il ne l’aurait finalement pas fait travailler à nouveau.
Adèle Haenel a dit avoir décidé de parler publiquement en apprenant que Christophe Ruggia préparait un nouveau film avec des adolescents. Mais elle avait déjà raconté ou évoqué ces agressions des années auparavant auprès de son entourage personnel et professionnel, qui a témoigné de son mal-être, de ses crises d’angoisse.
Elle qui a marqué le public dans Naissance des pieuvres, de Céline Sciamma, dans 120 battements par minute, de Robin Campillo, et surtout dans Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, a obtenu deux Césars, celui de la meilleure actrice, dans Les Combattants, de Thomas Cailley, et celui du second rôle, dans Suzanne, de Katell Quillévéré.
Elle s’est depuis officiellement retirée du cinéma, soldant une carrière qui avait basculé le soir des Césars 2020, lorsqu’elle avait quitté avec fracas la cérémonie pour dénoncer le sacre de Roman Polanski, accusé d’agressions sexuelles et de viols par plusieurs femmes.